Préambule à “La politique de l’obéissance”

À l’heure où nous avons édité ce nouvel ouvrage, nous voilà en 2021, première année après cette 2020 qui marquera l’histoire, du moins espérons-le. Elle la marquera par son déni de Liberté, par sa folie “sanitaire”, sa ruine des petits volontairement recherchée, sa propagande médiatisée, par son scientisme étroit, son déni de justice et son bilan multi-catastrophique, le tout à l’échelle nationale comme mondiale, même si avec diverses nuances selon les localités.

Or nous avons créé Résurgence pour modestement contribuer au rappel, au retour des valeurs de civilisation, dont la Liberté et ses corollaires, dont cette année 2020 fut le parfait contraire, le symbole parfait de sa destruction systématique par les thèses démocratiques.

Sur une note plus positive, 2020 restera néanmoins pour nous l’année de notre démarrage et de la publication de quelques livres que nous pensons importants de mieux faire connaître. Nous nous devions de tenter de rester sur cette ligne, “quoi qu’il en coûte”.

Pour ces raisons, nous avons voulu marquer ce virage en lançant cette année avec une oeuvre symbolique, essentielle, à la fois connue et différente, abordée d’une manière autre.

Étienne de la Boétie
Etienne de La Boétie

Vous avez donc entre les mains une édition du célèbre Discours de la Servitude Volontaire du grand Étienne de La Boétie, précédé (c’est là son apport) par (notre traduction de) la remarquable introduction qu’en fit un autre grand, Murray Rothbard, sous le titre The Politics of Obedience (La politique de l’obéissance).

Quiconque s’intéresse à la Liberté et à notre libération de la tyrannie sous ses diverses formes sait combien le Discours est un classique, intemporel et universel. La Boétie se sera confirmé d’une incroyable actualité, un visionnaire extraordinaire, et il sera sûrement utile de le relire ou de le redécouvrir, ou de le faire découvrir, à cette occasion. Sa thèse aura été à l’oeuvre chaque fois que les gouvernements auront exigé des gens de supporter brimade après brimade, y compris pour un virus tuant surtout au-delà du seuil d’espérance de vie.

Murray Rothbard nous en donne une analyse qui montre qu’il a étudié ce texte et son auteur de très près, à un point qui étonnera probablement plus d’un lecteur. Rothbard est connu pour avoir été, en économie, l’héritier de Ludwig von Mises dont il a prolongé et parfois corrigé la théorie, dite autrichienne. En philosophie politique, il est célèbre pour avoir conçu un système d’organisation sociale, dit libertarien, basé sur le droit naturel pur et le principe de non-agression. Mais on sait moins ses talents d’historien dans ces deux domaines, bien qu’il ait écrit une histoire complète des États-Unis, en cinq volumes, Conceived in Liberty.

On dit souvent dans les analyses d’auteurs ou de textes libéraux que la conception de la Liberté a connu et connaît encore deux courants, qui verraient la Rule of Law d’un côté, et la DDHC, Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de l’autre. Ainsi, Rothbard, né outre-Atlantique, serait immanquablement sous l’influence de la première. Pourtant, il fait la preuve, dans son intérêt pour La Boétie et dans la justesse de son regard, que sa réflexion envers la Liberté est en fait bien plus universelle que cette dichotomie le voudrait.

Ainsi, Rothbard a su reconnaître La Boétie (ELB), dans son Discours, comme assez universellement fondamental pour aller jusqu’à étudier ses biographies en français, pour l’étudier donc comme peu parmi nous l’auront fait, et en héritage nous laisser cette superbe préface (éditée alors avec la traduction anglaise du Discours). Gageons que pour beaucoup ce sera l’occasion de découvrir Murray Rothbard sous son jour d’historien de la Liberté.

Rothbard la structure informellement en plusieurs parties. Comme début bien sûr, n’oublions pas qu’il écrit pour des Américains, il présente La Boétie et le contexte historique du texte et du personnage. Puis il compare la démarche, la méthode suivie par La Boétie pour analyser la tension entre tyran et peuple, insistant sur son caractère novateur pour l’époque. Le texte et ses idées directrices sont ensuite décortiqués, pour en tirer des principes qu’il ne manque pas de mettre en regard de la tyrannie moderne. Enfin, comme très souvent en grand acteur de l’avènement de la Liberté qu’il était, il vient dans le champ de la stratégie en dégageant les idées que l’auteur du Discours avait su identifier, pour enfin tous sortir de la servitude.

Étienne de la Boétie maison Sarlat
Maison de naissance de La Boétie à Sarlat.

Sans trop dévoiler ni le Discours ni sa préface, abordons certains extraits, qui à divers titres font écho dans l’actualité ou nos débats contemporains, ou forment des messages d’une portée générale sur la question du pouvoir politique méritant d’être soulignés.

En premier lieu, Rothbard souligne l’originalité et la pertinence de la méthode “spéculative, abstraite, déductive” de La Boétie pour aborder la science politique, en un temps où l’analyse institutionnelle et jurisprudentielle des “précédents historiques réels ou présumés dans les lois et les institutions” dominait. Ce n’est pas une simple figure de style qu’il salue là, mais bien l’annonce de toute la méthode d’analyse libertarienne dite “a priori”, qu’elle soit téléologique comme dans l’école autrichienne (l’homme agit selon sa finalité propre), ou déontologique comme en droit naturel (l’homme suit des principes dans ses interactions).

Au passage, MNR (Murray Newton Rothbard) nous apprend que ELB fut quelques années plus tard repris par les huguenots, ces protestants qui contestaient régime et foi en place, à l’époque de la Saint Barthélémy. Mais sans mesurer semble-t-il la portée réelle du texte, ni combien leur aspiration venait en opposition à ses principes. Puis il nous rappelle que plus tard encore, ce sont de nombreux anarchistes du XIXe siècle qui reprendront le Discours. Hélas, comme bien des intellectuels se croyant d’opposition mais qui se laissèrent séduire par Marx, y compris chez les surréalistes par exemple, ils ne surent aller aussi loin que Rothbard, justement, dans la conception d’un système social de pleine Liberté individuelle.

Ce phénomène reste d’ailleurs encore actuel, et on peut probablement dire qu’en France, pays d’histoire catholique et révolutionnaire, où la pauvreté est comme sanctifiée, que l’inculture ou pire l’anti-culture économique, l’incompréhension profonde des phénomènes sociaux, a permis à la peste étatiste et utilitariste de s’imposer, dans un pays qui par le fait même d’un La Boétie dans son histoire, et bien d’autres depuis, aurait dû mieux y résister.

MNR insiste en outre sur une autre conséquence déontologique de cette approche, celle de la césure possible pour chacun entre principes et réalisme au quotidien, de l’intégrité morale dans un monde immoral dans les faits. L’homme libre est éclairé par les principes, et pour pragmatique qu’il pourra être dans ses actions contraintes par un monde illibéral, son réalisme restera motivé par ses principes. Il prend-là sans ambiguïté la défense des choix de La Boétie pour appuyer sur l’opposition entre pragmatisme intègre et vulgaire utilitarisme vide de civilité, à commencer par le champ de l’action de la reconquête de la Liberté.

Dans cette logique, le soi-disant pragmatique électoralisme démocratique en prend pour son grade, puisque MNR rebondit sur La Boétie s’agissant des élus, qui “semblent ‘plus supportables’, mais intriguent toujours pour convertir l’élection en un despotisme héréditaire.” Selon Bastiat, démocratique ou pas, le pouvoir, “vaste corps organisé et vivant, tend naturellement à s’agrandir. Il se trouve à l’étroit dans sa mission de surveillance.”

Puis vient la partie, l’idée de La Boétie qui sans doute reste la plus présente dans les esprits quand on évoque le Discours : “toute tyrannie doit nécessairement être fondée sur l’acceptation populaire générale.” Bien sûr, MNR ne commet pas cette erreur de ne voir dans la tyrannie que celle contemporaine de ELB, à savoir la monarchie. Au contraire, il insiste bien sur la clairvoyance de l’auteur, lequel basait aussi sa vision sur les sociétés anciennes, pour conclure que le soutien public est consubstantiel de tous les États qui savent durer, à commencer par les plus oppresseurs. En démocratie tout spécialement, nous sommes donc les premiers fautifs de nos chaînes, et donc capables de les briser.

Albert Camus
Albert Camus, auteur de L’homme révolté

Au-delà, on pourrait voir un lien entre ce phénomène du soutien public et la thèse centrale de L’homme révolté d’Albert Camus. L’individu qui se révolte, selon Camus, par le fait même de sa conviction de sa légitimité à le faire, à dire “non” ou “assez”, à la fois dénude le tyran et révèle le droit naturel qui le porte ; il sort de l’état d’hypnose populaire qu’évoque ELB.
Mais alors, demande Rothbard en reprenant La Boétie, “comment douter que nous ne soyons tous naturellement libres ?” Puisque, tous, chacun, nous pouvons à tout moment cesser notre soutien, nous révolter, légitimement ? Il souligne ainsi que La Boétie, il y a déjà bientôt cinq siècles, avait posé “le problème central de la théorie politique : pourquoi diable les gens consentent-ils à leur propre asservissement ?” La servitude est-elle une route ?

Ce que nous avons vécu en 2020, et vivons encore, illustre l’actualité de cette question. Et à l’inverse interpelle quant à la capacité étatique à nous endormir dès le plus jeune âge.

Rothbard en vient bien sûr à conclure sous l’angle de l’action libérale : dès lors, que faire ? Le Discours aura été et sera sans doute longtemps encore un “appel acclamé, créatif et original” affirmant comme base première à toute Liberté “la désobéissance civile.” C’est bien pour cela qu’il est connu, même si on nous le fait oublier au quotidien. Or ce qu’il nous dit de prime abord est déconcertant de simplicité : “car alors le remède au pouvoir est simplement de retirer ce consentement [individuel].” Certes, mais comment faire, précisément ?

Clairement, et modestement, c’est bien dans ce cadre que notre propre action de traducteurs et d’éditeurs tente de s’inscrire. Nous cherchons à contribuer au réveil d’un plus grand nombre à cette prise de conscience du droit individuel de dire “non”, de se révolter.

Mais La Boétie va bien plus loin. Il sut déjà apercevoir ce qui a depuis été repris par d’autres esprits brillants, on pense à Nietzsche bien sûr, et à Hoppe chez les auteurs plus proches de nous. Il rappelle le rôle de ce que Hoppe appellera les “élites naturelles” pour rester lucides, pourfendre la pensée politiquement correcte et donner l’exemple hors de la route de la servitude : “il s’en trouve toujours certains, mieux nés que les autres, qui sentent le poids du joug et ne peuvent se retenir de le secouer.”

À l’unisson, Rothbard le confirme, “ce sont ces personnes qui, contrairement aux ‘ignorants’, possèdent un esprit clair et prévoyant, et ‘l’ont encore affiné par l’étude et le savoir.’ Ces personnes ne disparaissent jamais complètement du monde.” Et le mot de la fin est pour La Boétie : “Ceux-là, quand la liberté serait entièrement perdue et bannie de ce monde, l’imaginent et la sentent en leur esprit, et la savourent.”

Enseigner la Liberté, la transmettre comme Le Bien de l’Humanité, voilà le rôle des élites qui se révèleront par et dans cette action précise, alors même qu’au plus profond de la tyrannie. Rothbard et La Boétie, deux géants de la Liberté, nous l’expliquent dans ce texte : tant que cet esprit perdure, la voie étatiste restera une impasse, un tunnel. À nous de suivre leurs Lumières, à nous de faire tomber les masques, à nous de nous exposer à l’air Libre.

Stéphane Geyres