Préambule à “Monnaie et État”

Nous avons choisi de publier peu à peu le fameux “The Great Fiction” de Hans-Hermann Hoppe. Le livre original n’ayant pas été encore complètement traduit à ce jour, à notre connaissance, nous avons entrepris de combler peu à peu cette lacune, comme ici avec ce volume. Après “Hayek sur l’État et l’Évolution sociale”, “Murray Rothbard : Économie, Science et Liberté”, “La production privée de la sécurité”, et “Une brève histoire de l’homme”, voici entre vos mains la traduction complète des chapitres 8 à 13, soit toute la Partie II de “The Great Fiction”.

Les six chapitres regroupés ici traitent trois par trois de deux grands thèmes centraux de la pensée libertarienne, à savoir la critique du système monétaire actuel, liée au besoin d’une monnaie saine, et la critique de l’état dans des domaines où pourtant il est traditionnellement vu par les libéraux classiques comme incontournable. Par ailleurs, pour des raisons de cohérence et le souci d’être complets, nous avons inclus le chapitre 12, que nous avions déjà publié dans un volume à part.

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La monnaie étatique, papier, est-elle vraiment de la monnaie ?

À part ce chapitre 12, ces textes sont les transcriptions de discours donnés en public par l’auteur. Les lecteurs habitués à Hoppe, notamment à ses textes plus anciens, trouveront sans doute ici un style d’écriture assez différent, plus léger et moins académique, sans pour autant sacrifier ni à sa rigueur ni à sa logique habituelles. De plus, ils sont accompagnés d’un nombre réduit de notes de bas de page, et se prêtent bien à une lecture d’un trait nécessitant bien moins de pauses de réflexion.

Le système monétaire vu par un état

Dans les trois textes sur la monnaie, et alors que se digérait encore la crise de 2008, Hoppe reprend les fondamentaux qu’il avait établis sur la monnaie quelques 25 ans plus tôt dans son “The Economics and Ethics of Private Property” (L’Éthique et l’Économie de la Propriété Privée). Il suit la même logique pour montrer, sur des sujets très précis et concrets, combien une monnaie laissée aux mains de l’état se transforme vite en une baguette magique maléfique déformant les lois économiques universelles pour apporter à l’état l’impossible sur un plateau.

Le premier texte, chapitre 8 du livre d’origine, décortique les problèmes fondamentaux de notre système monétaire, en les abordant à l’envers de ce qu’on rencontre d’ordinaire chez d’autres auteurs. Les critiques les plus connues et incisives, telle celle de Rothbard, ont été faites en prenant l’individu, celui qui gagne sa vie et épargne, comme point de référence, victime qu’il est de l’inflation et de la dette. Ici au contraire, Hoppe prend le point de vue de l’état lui-même, lequel cherche comme tout le monde à maximiser ses intérêts, fussent-ils marqués du sceau des intentions les plus abjectes. Le fil du raisonnement en est aussitôt à la fois simplifié et bien plus limpide dans sa logique. Il est aussi plus fort par l’horreur ainsi révélée, confirmée par la correspondance avec la réalité.

Ainsi, nous dit-il, “voici la question qui se pose alors pour le dirigeant (d’un état) : comment puis-je me libérer de la résistance fiscale, donc d’une baisse des recettes fiscales, et de la nécessité d’emprunter sans payer des intérêts aux banques ?” Autrement dit, comment mieux assurer la stabilité et le montant de mes ponctions fiscales, et comment ne rien devoir à ceux qui me prêtent ?

Hoppe explique que l’état qui a pris le contrôle de la monnaie, et du système monétaire et financier en général, ce qui est la réalité depuis la décision de Richard Nixon en 1971, a ainsi “réussi ce que tous les alchimistes voulaient réaliser : produire quelque chose de valeur (de la monnaie avec un pouvoir d’achat) à partir d’une chose presque sans valeur.” Evidemment, celui qui a réussi cela n’a plus aucune des contraintes que la réalité impose aux gens honnêtes et peut envisager à loisir toute action ou activité qui serait autrement hors du champ du possible. Le pouvoir absolu lui est garanti.

Le cash est-il une monnaie, ou un piège ?

Entreprendre avec un état et sa monnaie

Cette baguette magique vient en parfait opposé de ce que l’entrepreneur honnête peut réaliser, et Hoppe développe ce contraste dans le chapitre suivant. Ne nous y trompons pas, il ne se lance pas dans une étude des conditions de succès d’un entrepreneur en général. Peu d’économistes autrichiens s’y sont aventurés, et même si Peter Klein et Jesùs Huerta de Soto ont eu de réels apports, cette rareté tient bien sûr à la parfaite impossibilité à rationaliser la prise de risque entrepreneuriale, contrairement à ce que tant d’écoles de “commerce” voudront reconnaître.

Plutôt, Hoppe se concentre ici sur l’effet qu’a l’état démocratique et une monnaie étatique sur les fondamentaux du capitalisme entrepreneurial. Ils sont de deux ordres : la propriété privée, qu’il faut protéger pour que le capitaliste puisse avoir la sécurité de ses investissements, notamment en équipement, et la valeur de la monnaie, pour que ses profits réels soient à la hauteur de ceux imaginés lors de ses analyses prospectives – sinon l’inflation viendrait comme une autre barrière à franchir avant toute rentabilité réelle.

Bien sûr, l’état échoue dans les deux domaines et vient même y créer des obstacles qui ne seraient pas présents sans lui. Hoppe souligne ainsi que “en conditions étatiques, la propriété réelle deviendra ce qu’on peut appeler de la propriété factice. Et ensuite, et plus précisément, la monnaie réelle sera convertie en monnaie fiduciaire [c.-à-d. factice aussi].”

Au passage, il en profite pour faire quelques digressions sur la nature de la monnaie, pour égratigner tous les tenants de monnaies qui ne seraient pas des marchandises bien concrètes – il a or et argent en tête, bien sûr. Et l’auteur de rappeler ainsi que “leurs caractéristiques physiques [celles de tout bien, dont une monnaie] ne déterminent pas leur valeur, mais sans leurs caractéristiques physiques, ils n’auraient pas la moindre valeur”. La valeur, monétaire comme capitaliste, ne se décide pas à partir de rien, elle doit toujours venir des échanges libres qui auront établi un prix, donc sa valeur, échanges et valeur rendus possibles que si la monnaie a ou avait une utilité avant d’être monnaie.

Garder des liquidités, ou pas ?

Toujours dans le registre de l’égratignure, Hoppe en vient dans le chapitre d’après à faire don de belles balafres aux théories keynésiennes en matière monétaire. Selon Keynes et consorts, c’est la consommation qui fait la vigueur d’une économie, il est donc essentiel que tout le monde dépense, y compris les liquidités qui auront pu être laissées sur ses comptes courants. L’argent liquide est donc vu par les keynésiens comme un frein à la croissance, donc comme une perte de valeur au sens large.

Hoppe consacre tout ce chapitre à expliquer pourquoi cela est parfaitement erroné, et il le fait en apportant au passage quelques réflexions fort éclairantes sur le rôle des liquidités en lien avec les fondamentaux de l’incertitude de la vie humaine. Deux phrases importantes posent le raisonnement.

D’abord, la vie est faite de risques. Un risque relie un événement à une probabilité, donc à une certaine forme de connaissance de cet événement, qui ne peut donc pas être tout à fait une surprise s’il advient. Ce savoir permet à l’assureur de profiter de cet aléa pour atténuer le risque : “Tant que l’homme fait face à un avenir risqué, il n’a donc pas besoin de détenir des liquidités. Pour satisfaire son désir d’être protégé contre le risque, il peut acheter ou produire une assurance.”

On comprend dans cette phrase que les liquidités ne servent en général pas aux gens à répondre au risque, dans le sens donné. Et en effet, un semblant d’introspection sur son expérience personnelle permet de se persuader qu’on garde de l’argent disponible “au cas où”, au cas où une difficulté soudaine devait se produire – la panne d’un réfrigérateur qu’on n’a pas cru bon d’assurer, disons.

Au risque il oppose alors l’incertitude, ou tout ce qui peut arriver qui ne pouvait s’imaginer – telles les lois étatiques tombant sans crier gare et modifiant chaque fois profondément les conditions de l’action humaine : “tant que l’homme fait face à l’incertitude, il n’est pas certain des éventualités futures. Afin de se protéger, il ne peut investir dans l’assurance, qui refléteraient sa certitude.”

L’argent liquide a donc bien un rôle essentiel, il a bien une valeur sociale fondamentale. L’action de l’état, imprévisible par essence, contribue à accroître l’incertitude et à pousser les ménages à garder plus de liquidités qu’à l’ordinaire. Paradoxe parfait pour les tenants de Keynes, lequel n’avait pas su le voir, ce qui montre de nouveau qu’il n’avait pas bien saisi les subtilités économiques de l’homme.

Hans-Hermann Hoppe lors d’une session de sa Property and Freedom Society.

La société de droit privé

Avec le chapitre 11, on change complètement de registre, même si la critique de l’état reste omniprésente, pour proposer une alternative à la vie sous régime étatique : la société de droit privé. Je laisserai le lecteur découvrir comment Hoppe construit cette organisation sociale, que pour ma part je crois être en effet celle qui s’imposera une fois l’âge démocratique dépassé : “Ainsi, au lieu du conflit permanent, de l’injustice et de l’insécurité juridique (comme dans les conditions étatiques actuelles), dans une société de droit privé, la paix, la justice et la sécurité juridique prévaudraient.”

Je suggèrerai cependant de relire ce texte relativement court avec l’ouvrage des Tannehill ouvert, “La liberté par le marché”, où ils décrivent avec force détails comment une société de droit privé, justement, peut organiser l’ensemble de services venant remplacer ceux que les états nous infligent.

Dans ce chapitre 11, je voudrais plutôt attirer l’attention sur la seconde partie, où est abordée : “la notion de propriété privée”. Sur deux pages, ce texte fondamental en matière de libertarianisme rappelle les quatre principes qui donnent tout son sens et qui fondent la légitimité à la propriété.

On peut même oser être encore plus synthétique : sous l’angle moral, la propriété vient du besoin intemporel d’éviter les conflits, et “concernant l’objectif de prévention des conflits, l’institution de la propriété privée n’est certainement pas une simple convention, car il ne lui existe aucune alternative.” Ce qui permet également à Hoppe de s’opposer avec fermeté au relativisme ambiant : “Il n’y a aucune raison de succomber au relativisme moral. … La solution est dans le la notion de propriété privée.” Autrement dit, il n’est pas possible d’imaginer avec cohérence et donc réalisme un monde où la propriété privée serait exclue ou remise en cause, comme le font les marxistes.

Production de la sécurité

Vient ensuite le chapitre 12, qui revient sur l’impossibilité à espérer que l’état puisse assurer notre sécurité, qui pourtant lui sert d’argument. Cette croyance en une sécurité collective est des plus populaires et forte en conséquences sur notre époque. Rien de moins significatif que la légitimité même de l’état moderne repose sur cette conviction. Pourtant, l’idée d’une sécurité collective est un mythe qui en soi n’apporte aucune justification à l’état moderne. La sécurité collective ne pourrait-elle donc pas venir de celle que chaque individu assure pour lui-même ?

Et de fait, les propriétaires privés, la coopération fondée sur la division du travail et la concurrence sur le marché peuvent et doivent fournir une sécurité contre l’agression. Hoppe aborde ici le sujet le plus difficile de la théorie économique et politique : la production de notre sécurité. Il affirme que le service est mieux assuré par les marchés libres que par l’état, tout en abordant des contre-arguments par dizaines. Il apporte dans ce texte une modernisation importante d’une argumentation rarement développée, même dans la tradition libertarienne, sauf sans doute chez les Tannehill.

Ce que la Constitution aurait dû être…

La guerre démocratique

Pour terminer ce volume, le chapitre 13 propose de décortiquer la façon de faire la guerre avant et depuis l’état démocratique, pour balayer l’argument que tant de Présidents étatsuniens ont repris à leur compte, celui de la guerre qui serait justifiée parce qu’apportant la démocratie au monde. Avec un slogan qui pourrait bien en marquer plus d’un : “Il vaut mieux, au lieu de viser à faire du monde un abri pour la démocratie, que nous essayions de le tenir à l’abri de la démocratie.”

L’autre aspect de la démocratisation de la guerre, rarement articulé même par les défenseurs de la liberté, touche d’une part le rôle que chacun sera contraint de jouer dans une guerre : “L’État décide pour chacun, qu’il engage, s’il faut résister ou non ; s’il faut résister, [sous quelle forme] ; et si résistance armée, sous quelle forme.” Dans l’autre sens, s’en dégage la bien meilleure défense, décentralisée, redevenue possible une fois que la guerre est libre, puisque l’état agresseur se retrouve face à une foule de défenseurs au lieu d’un autre état monolithique comme lui-même.

Bilan de l’année

Avec ces textes se termine notre année 2020 de traducteurs et de publication. Espérons que les ouvrages que nous vous avons apportés aurons contribué à ouvrir votre horizon sur la liberté et à enrichir votre perception à la fois de l’immense gâchis que constitue notre société actuelle et l’immense richesse et finesse que portera en soi une société vraiment libre, après sécession de l’état.

Il est par ailleurs dommage que le “Drapeau blanc” n’ait pas su oser traduire ces textes et les porter sur le marché. Bien sûr, ils ont pu sembler trop austères pour un large public, mais c’est aussi là un cercle vicieux. Si aucun éditeur n’ose offrir à ses lecteurs des textes aussi accessibles et éclairants que ceux-là, comment espérer qu’on ne soit tenté d’en conclure que la volonté n’était pas, aux heures sombres, d’apporter les Lumières ?

Nous abordons l’année 2021, confinés mais productifs, avec des cartons pleins de projets, projets d’évolution de notre site et surtout projets d’évolution de notre catalogue. Nous espérons qu’ils trouveront de nouveau votre lecture et votre confiance.

Stéphane Geyres